TONI

1 – Incandescence

On n’avait croisé aucune sorte de gibier. On était la proie du soleil qui nous cuisait, du vent qui nous brûlait, qui déchirait nos lèvres, du sable qui remplissait nos yeux et nos bouches, et de la fatigue qui, peu à peu, nous couvrait d’ennui, de colère et de malaise.
Voilà toute une journée que nos chevaux galopaient en amont de l’Euphrate. Mais nous en étions assez loin. On mourait d’envie de toucher les chiens de nos fusils, de tirer et de remplir nos poumons de l’odeur de la poudre. On voulait voir le battement éperdu et fou des ailes des outardes, les taches de sang sur le sable, les plumes luisantes qui semblaient braver la mort, le cou plié et le bec enfoncé dans le désert.
Le soleil, comme un grand pain orangé, se cachait au fond du mirage de l’ouest, moutonnait à l’horizon, unissait le firmament à cette mer de sable. Les chiens aboyaient tristement, annonçaient une nuit tiède qui allait descendre lentement. Mon cheval émit un hennissement tendre et brisé quand un puits apparut au loin.
Un des serviteurs s’est approché de moi, interrompant mes rêveries. Il m’a offert un seau plein d’eau et s’est mis à genoux :
S’il vous plaît cheikh.
Le cheval d’abord, imbécile, allez, file.

Comment est-elle arrivée près de moi ? Moi qui pouvais distinguer le moindre mouvement des oiseaux, moi qui pouvais entendre le plus faible des bruits même à des centaines de mètres ! Mais maintenant, elle se tenait debout devant moi et je n’entendais que les battements bouleversés de mon cœur. Les fragiles rayons du soleil brillaient sur son visage couleur de blé. Je n’avais jamais pensé aux femmes. Jusqu’alors je n’étais passionné que de chasse.
Elle a posé le seau en cuir à terre. Elle a essuyé les bords avec le bout de son châle. Elle a bu une gorgée en me regardant doucement puis elle me l’a présenté. « Tu as bien agi. Tu es un homme. Tu es fatigué et tu as soif, bois » m’ordonna-t-elle gentiment. Aussitôt, j’ai tendu les mains et elles ont touché les siennes. Elle les a retirées en rougissant.
Qui es-tu ?
Je suis de la tente au milieu de la tribu, celle qui a le plus haut mât, m’a-t-elle répondu confiante.
Et elle s’en est allée. Plus elle s’éloignait, plus le soleil disparaissait. Une nuit sans lune, sans air, brûlante, est tombée.
Je la voyais encore. De très longs cils, de grands yeux noirs brillants, ajoutaient un charme extraordinaire à son visage. Elle m’avait regardé comme un oiseau qui, conscient de la présence du chasseur, ne bouge pas, ne refuse de s’envoler, défiant la mort et le bourreau.
Hé, toi, fils du cheikh de tous les clans, où es-tu ? m’a lancé mon frère aîné en me secouant l’épaule.
Ecoute-moi, je ne quitterai pas cette terre sans que cette jeune fille soit ma femme ! Tu raconteras ce que tu voudras à notre père. Continue cette partie de chasse et moi je vais m’arranger pour rester ici. Mais, attention, que personne ne sache qui nous sommes !
J’ai crié, j’ai hurlé, j’ai gémi. La fatigue et la soif m’aidaient à feindre la maladie. On m’a transporté dans une vieille tente. Un vieillard, dont les grosses moustaches grises avaient l’air prêt à tomber sur ses lèvres, m’a fait boire un liquide rouge, amer comme la coloquinte. Je l’ai avalé avec difficulté. « Il doit se reposer plusieurs jours » a dit le vieillard. Puis, content, j’ai plongé dans un très profond sommeil.
Le premier jour, dans une très grande tente, j’étais étendu sur le tapis du chef de la tribu, et accoudé sur son coussin. On m’offrait à manger et à boire avec le chef lui-même. Les jours suivants, je trouvais ma place occupée. Et au bout d’une semaine, j’étais relégué sur une natte usée, à l’entrée de la tente, près des savates et des sandales.
L’image de la jeune fille me poursuivait, me hantait, m’enfiévrait. Que faire ? Avec qui parler ? Epaule contre épaule, allongé avec eux dans la tente, j’ai essayé plus d’une fois d’attirer leur bienveillance, en poussant mon épaule, mais pas un ne m’a fait de la place. Ils m’auront tous repoussé durement, tous ! Sauf elle, elle qui m’Avait accueilli tendrement avec son sourire inoubliable. Ses lèvres minces s’étaient ouvertes, le tatouage de son menton s’était élevé doucement vers ses dents blanches, comme l’étoile du berger se prépare à épouser la nouvelle lune.
Un matin, en m’approchant de la grande tente, j’ai constaté étonné qu’elle était vide à l’exception de quelques serviteurs qui préparaient le café. J’allais choisir une place quand un jeune homme, un peu plus âgé que moi, est entré. Je le voyais pour la première fois. Les serviteurs l’ont salué humblement et il m’a tout de suite invité à m’asseoir près de lui, à la première place.
On parlait de cultures et de moissons quand un nuage de poussière a envahi la tente. Un homme a traqué par une vingtaine de personnes, courait en haletant. D’un bond, il a glissé dans la tente. Immédiatement, les autres se sont arrêtés à une dizaine de mètres, avec des regards haineux. L’home s’est dirigé vers nous, a attaché son keffieh au mât de la tente et a dit d’une voix suppliante : «Je suis entré chez toi, cheikh Wahag. – Tu es arrivé, sois le bienvenu, ce qui te touche nous touche. » A déclaré cheikh Wahag d’un air majestueux, calme et serein. Alors, Il s’est levé, il a marché lentement vers l’entrée de la tente, il a pris un bâton, il l’a tourné plusieurs fois au-dessus de sa tête, et puis il l’a lancé de toutes ses forces. Aussitôt, au-dehors, ils ont tous reculé, honteusement, derrière l’endroit où le bâton était tombé.
Le jeune cheikh lissait ses moustaches en revenant à son coin. L’homme, qui avait repris son souffle, nous a raconté son histoire : « Ils veulent le sang de mon frère ! – Pourquoi ? – L’un d’eux a perdu un œil dans une querelle avec lui. – Vous leur avez proposé le prix ? – Oui, bien qu’on soit pauvres et faibles. Mais ils ont refusé. – Ce n’est pas un problème, bois ton café » a conclu le cheikh.
On nous avait réuni avec une kyrielle de vieillards, de sages et de chefs de familles. La fumée des cigarettes, la buée du café qui bouillait sur un feu de branches sèches, remplissaient la tente. Les cigarettes brillaient comme des yeux dans ce brouillard épaissi de minute en minute. Les braises qui brûlaient doucement sous de grandes cafetières, étouffaient, elles avaient comme des regards de bêtes affamées, enragées, enfermées.
Merci d’avoir accepté de nous recevoir et de nous entendre, a annoncé lentement le jeune Cheikh d’une voix forte.
Vous êtes chez vous, a dit le chef du clan chez qui nous étions arrivés à peine une heure plus tôt.
Autour de la tente, les jeunes armés de toutes sortes de bâtons, de pelles, de bêches, de faucilles et de faux, fourmillaient, grouillaient avec des visages pleins d’une colère furieuse et bestiale. Un signal et le massacre auraient lieu.
Où est votre juge ? a soufflé le jeune Cheikh d’un ton confiant, ferme et doux.
Un vieillard, qui paraissait avoir résisté au temps comme un vieil arbre, a relevé le torse et s’est assis en croisant les jambes. Il a ouvert des yeux caves et brillants pleins de perspicacité. « Notre sang est précieux. – Combien pour le prix du sang ? – Suivant la loi des clans, c’est trois mille livres. – Et pour un œil ? – C’est la moitié d’un homme. – Et si l’on veut payer en moutons ? – Cent cinquante bêtes. »
Le juge n’avait pas fini de parler qu’un serviteur a fait irruption dans la tente : « Chef, nous venons de recevoir trois cents moutons ».
Un autre serviteur a tiré une tasse neuve de sa poche, y a versé une gorgée de café et l’a offert au jeune cheikh qui a souri : « Votre café, je l’accepte ». Le serviteur, qui avait repris la tasse, l’a violemment jeté à terre. Les éclats se sont éparpillés, personne n’a bougé ni battu des paupières.
Quand il eut mangé, le jeune cheikh a fixé le juge qui sirotait son thé, en l’interrogeant d’un ton malin : « Et maintenant, qu’est-ce que vous nous devez ? – Le drapeau. » Aussitôt, le jeune qui avait perdu son œil s’est présenté, il a étendu un carré de linge blanc devant nous en disant : « C’est de chez moi, je vous le certifie. » A cet instant la foule des jeunes qui encerclaient la tente s’est dispersée en poussant un hourrah qui a fait trembler toute la tente.
En quittant cette tribu, chaque fois qu’on passait près d’une tente, les cris de joie des femmes nous accueillaient, annonçaient la victoire !
Nous étions revenus, et l’homme ne savait pas comment remercier le jeune cheikh. Il a tiré de sa poche quatre billets de cinq cents livres : « Je vous apporterai le reste demain ». Alors l’autre lui répondu d’un ton qui d’admet pas de réplique : « Ramasse ton argent, tu m’as demandé de régler le différent, et je l’ai fait, va, parle de ce que tu as vu. »
Le lendemain, on buvait du thé lorsqu’un vieillard, traînant la jambe, s’est planté dans la tente, il s’est approché de nous, s’est incliné, et il a attaché lentement et délicatement son keffieh à celui du jeune cheikh. « Ton problème est résolu, à tes ordres » dit le jeune cheikh. « J’ai douze enfants. Quatre d’entre eux sont mariés. Je l’aime depuis toujours. Je la voulais. Je n’avais pas les moyens. Elle est veuve depuis un mois. Je lui ai parlé. Elle a accepté. Mais cette fois encore l’argent me manque et je veux l’épouser » nous a raconté le vieillard avec des yeux clairs et peureux comme ceux d’un faon. «  Et combien veut-elle ? – Une petite armoire et trois mille livres. – Tu as une terre ? – Pas plus grande que cette tente ! – Tu me la vends ? – Ecoute, je suis prêt à vendre mes enfants et leurs fils aux enchères, mais ma terre jamais ! » Le jeune cheikh a ri à gorge déployé en lui jetant l’argent.
Maintenant c’était mon tour. Sans pouvoir me contrôler, sans préambule, j’ai tout avoué au cheikh Wahag. Il m’écoutait en regardant l’horizon. Mais dès que j’eus fini, il a détourné les yeux vers le feu : « Le chef du clan est allé à la chasse, le jour où il reviendra elle sera ta femme. –Qui es-tu ? » Lui ai-je demandé admiratif. Il est resté silencieux quelques secondes, puis, très calme : « Je suis né sous une couverture et sur un matelas ».
J’approchais de la tente. Ma proie m’attendait. J’ai écarté la toile et je suis entré. Elle était là. Une odeur légère de violette et de chair flottait.
Elle était debout devant une bougie. Je ne savais plus qui, d’entre nous trois, vacillait ? J’avais avancé d’un pas quand d’une voix suppliante elle me dit : «  Arrête… » J’ai fait un deuxième pas, pensant qu’elle minaudait, mais à nouveau, criant comme un aigle : « Arrête, qui es-tu – Je suis du plus haut arbre du meilleur fruit. – Alors, écoute-moi, celui avec qui tu as parlé est mon cousin. On devait se marier dans quelques semaines ». Elle a enlevé son châle, elle l’a jeté vers moi en ajoutant : « Maintenant, je suis à toi ».
Elle avait commencé à déboutonner sa robe. Avec son châle, je me suis caché les yeux en hurlant : « Arrête, arrête, ne bouge pas d’ici avant que je revienne ».
Je suis arrivé à l’aube devant la tente de mon père. On trayait les brebis qui bêlaient plaintivement. Lorsque je suis entré dans la tente j’ai entendu derrière moi la voix dure du chef de tous les clans : «  Arrête, reste dehors, tu n’es pas mon fils ! Tu passes tout ton temps à la chasse et tu n’As pas pu capturer cette jeune fille !? » Je suis tombé a genoux, je lui ai montré le châle et je lui ai tout raconté : Trois cents moutons pour un œil au lieu de cent cinquante. Le mariage de deux amoureux à deux doigts de la mort. Enfin moi, conduit par lui dans la tente de mon épousée. « Va te laver » m’a ordonné mon père avec un hochement de la tête.
Le visage de ma mère reflétait la peine. Pour la première fois, elle ressemblait à une jument blessée. Elle regardait avec indifférence le châle que j’avais accroché derrière moi. « Ecoute maman, mon père a emporté des moutons, des chevaux, des nattes, des tapis et des tentes. Il ne reviendra pas sans avoir marié cheikh Wahag à la jeune fille. Ne t’inquiète pas, je te le promets, je travaillerai et je t’apporterai tout ce que tu voudras » lui dis-je pour la consoler. Elle a plié le cou et m’a répondu d’un ton agonisant : « Oui, mais tu ne pourras jamais remplacer ta sœur, elle est déjà servante chez la jeune fille du châle ».
2- La Copie

Les coups de l’horloge percent mes Oreilles. J’entends clairement les battements de mon cœur. Je vois les mêmes rideaux, les mêmes corbeilles de fleurs, les mêmes personnes, les mêmes meubles aussi. Rien n’a changé.
On touchait à la fin de l’année scolaire. Il y a de cela quatorze ans. J’occupais le même coin. En robe de noce, comme elle, j’étais contente, prête à sourire, prête à rire. Mais aujourd’hui, je suis obligée de me tenir en face d’elle. Je suis désolée, prête à hurler, prête à pleurer. Une peur lâche, affreuse, basse et sournoise m’étreint.
J’avais commencé mes études secondaires. A chaque fois que je quittais le lycée, un jeune homme me suivait. Un jour, en descendant l’escalier du jardin public, il a trébuché. Immédiatement, je me suis retournée et je me suis portée à son secours. Mes yeux ont rencontré les siens. Il m’a dit en tremblant : « Tu m’as sauvé la vie. »
Il avait des yeux bleus, de ces yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute l’espérance, tout le bonheur du monde. Je suis arrivée à la maison. Je n’avais ni faim ni soif. Je ne voulais voir personne. Ses paroles retentissaient à mes oreilles. J’avais envie de rester seule, de savourer ce merveilleux bonheur. Hélas, ma mère m’a accueillie en disant : « Plus de lycée, on t’a trouvé un mari qui est très riche. »
J’ai passé ma première nuit de noces comme une bâtarde abandonnée sous un grand sapin chargé de neige, pareil à une pyramide blanche. L’obscurité de la chambre m’enveloppait, m’effrayait comme si j’étais étendue dans un four. Et malgré la fièvre du lit brûlant, le froid me pénétrait jusqu’aux moelles.
Petite, elle avait des yeux immenses, noirs, qui reflétaient le plaisir, la joie, l’ivresse, la douceur, la volupté, et un corps admirable, un peu brun, mais d’un brun chaud, capiteux et brillant. « Je suis Leila, nous sommes des voisines, viens, viens, nous allons prendre un café chez moi. » m’a-t-elle dit. Je me suis jetée dans ses bras et j’ai pleurée.
Je pleurais comme pleure un poulain qui s’est cassé la patte quelques heures avant sa première course, comme bêle un agneau dont on vient d’abattre la mère.
Ma robe de noce gisait glorieusement sur un fauteuil pareille à ces fleurs rares qui poussent sur les bouches des égouts, et quelquefois sur les bords des marais. Je l’ai réveillé le plus gentiment possible en lui offrant un jus d’orange, du café et une botte de jasmins. Il m’a grondée en me bousculant et en me giflant : « Pourquoi m’as-tu réveillé ? Tu oses aller sur le balcon ? Qui t’a permis de cueillir les jasmins ? » Et il a quitté la maison. J’ai pleuré en pensant aux paroles du jeune homme aux yeux bleus. Je voulais fermer mes yeux pour toujours, me noyer dans une eau calme, chaude et douce. J’ai couru. J’ai ouvert toutes les fenêtres. Et enfin ; Leila fut l’épave que j’ai étreinte.

Quoi de plus amer que de songer, dans les ténèbres d’une chambre humide ? Les idées lentes, tristes, traînent et crient comme des oiseaux noyés dans la glu.
Les rayons du soleil, l’air frais, le froid, la pluie, me manquaient. Mon pauvre cœur commençait à vieillir avant mon corps. Ma fille aussi, comme moi, passera, dans quelques jours, des soirs sans lune, des soirs sans étoiles, pareille à ses poupées qu’on jette dans les mansardes.
Je marchais derrière lui. Je le suivais comme une vieille tortue. On allait fêter son frère. Le soleil disparu n’éclairait plus la terre que par les reflets du ciel. Un vent frais me passait sur le visage, animait mon cœur. Une ombre douce, L’ombre tiède des soirs de printemps s’abattait lentement sur la terre. Toutes les fenêtres de l’appartement de Leïla étaient ouvertes !
Derrière les volets de bois, j’essayais de vagabonder dans la rue, d’imaginer ce qui se passait. L’odeur des acacias caressait mon corps, flirtait avec ma chair. Je me grisais. Je glissais dans des rêveries calmes, pacifiques, quelquefois furieuses, folles, violentes. En décolleté, Leïla passait des soirées sur le balcon, avec son mari. J’entendais leurs rires. Ils parlaient de cinéma, de littérature, d’art. Elle pouvait recevoir, chez elle, n’importe qui, n’importe quand ! Leurs yeux brillaient toujours, reflétaient le bonheur, l’entente. Leïla sortait de la maison à sa guise, faisait ce qu’elle voulait ! Je l’enviais. Oui, je l’enviais mais je me réfugiais dans les yeux bleus du jeune homme à qui j’avais sauvé la vie.
Somptueuses housses des meubles froids et lourds. Rideaux ternis et flottants des murs obscurs et figés. Lâches volets des fenêtres maudites. Corbeilles féeriques de la joie misérable. Criez ! Hurlez !
Seule, seule ! Je pleurais sans bruit, sans larme, J’étais belle. J’ai essayé plusieurs fois de me regarder dans le miroir. J’avais toujours un de ces visages, un de ces corps qui se sont éteints sans avoir été usés, fanés par les fatigues, par l’oppression.
Je conduisais ma fille au bord de l’abîme et l’on me félicitait. Des visages souriants s’épanouissaient dans tous les coins de la grande pièce. Les remerciements trainaient longtemps, sortaient lentement de ma bouche et voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.
Leïla et son mari ont fait notre connaissance. Ils venaient de temps en temps passer la soirée chez nous. Je m’emprisonnais dans la cuisine. La soirée finie, il me répétait chaque fois : « Elle est magnifique cette Leïla, très gentille, très compréhensive, prends-la comme modèle. »
Il y a quelques semaines, ma fille me disait qu’elle voulait faire de la médecine. Moi aussi j’étais studieuse. Je m’imaginais dans les couloirs d’un grand hôpital. Veillant à apaiser les douleurs des malades. Mais, comme elle, j’ai porté cette robe blanche et l’on m’a jetée dans une grande maison, froide, morne, silencieuse.
Un jour, j’ai demandé a Leïla : « Combien ton mari a-t-il payé pour t’épouser ? Combien de bijoux en or t’a-t-il présenté ? Combien de robes t’a-t-il apportées ? Elle m’a répondu en riant à gorge déployée : « Mon mari m’a offert un regard qui contient toute la poésie, tout le rêve, toute l’espérance, tout le bonheur du monde. »
Maison du cadavre glacé. Lit du corps pourri. Robe blanche du faux bonheur. Bijoux brillants de l’obscurité permanente. Criez ! Hurlez ! Brûlez !
Debout, comme une esclave, je devais l’attendre pour qu’il finisse de manger. Je lui présentais le thé. « Tu n’arriveras jamais à faire la cuisine comme ma mère. » C’était son remerciement habituel après chaque repas. Je l’ai entendu des milliers de fois et cela ne tape plus sur mes nerfs ! Puis il se mettait à prier. Mais pour qui ? Quel Dieu ? Pourquoi priait-il ?
Je revenais à la cuisine et j’essayais de manger seule. Mais les couteaux m’attiraient, me transportaient dans un autre monde…
Dans quelques minutes, ma fille quittera la maison. Elle ira chez son mari. Son existence n’a pas beaucoup changé ma vie. Ma belle-mère l’a élevée. Elle passait tout son temps chez sa grand-mère qui habitait le même immeuble. Mais elle reste ma fille et je l’aime. Elle ressemblait à une toute petite source d’eau fraiche qui coule dans un égout.
Miroir diabolique des rêveries angéliques. Cœur battant de la chair morte. Criez ! Brûlez ! Explosez !
Leïla m’a poussée doucement en chuchotant : « Accompagne-la, pas de scandale, je t’en prie. » Oh ! Comme ma fille me ressemble ou plutôt comme je lui ressemblais ! Laquelle de nous deux est la vraie ?
J’avais envie de pleurer mais je souriais cependant. Pour la première fois, mes yeux ont rencontré ceux de mon mari. Il avait un regard poignant. Je m’apitoyais sur moi-même et sur lui. Ses lèvres tremblaient. Il priait peut-être. Combien l’homme, parfois, est faible et incompréhensible ?!
« Mais vas-y » m’a ordonnée Leïla. Aussitôt je me suis retournée vers elle, et je l’ai fixée du regard. Elle avait toujours un visage calme, serein et souriant. J’ai toujours rêvé d’être son ombre. J’avais envie de me jeter dans ses bras, de l’embrasser mais je m’éloignais d’elle lentement, je m’approchais de ma fille. Et pour une la première fois mon ombre me devançait et je la suivais !
3- Le Prince

J’avais quatre ans. J’étais très contente de posséder un petit lit. Sur ses deux rives s’allongeaient deux balustrades entrecoupées par des barres en bois en forme de jarres. Je m’amusais durant des heures à compter les barres, et je jouais toujours à faire passer ma petite tête, mes épaules, puis tout mon corps, entre deux des barres. Mais je ne suis jamais arrivée à le faire. Je pensais qu’en n’ayant plus de cheveux, j’arriverais a un jour à faire passer. Mon père avait collé sur les deux chevets du lit : les images des sept nains, de la princesse endormie dans son cercueil en verre, et du prince sauveur avec son cheval. Je me suis toujours endormie en rêvant au prince qui viendrait me réveiller et me porter avec lui sur son cheval dans son royaume.

J’ai beaucoup attenu, mais c’était toujours la voix tranquille de ma mère qui me réveillait en me disant que mon lait était prêt. J’ouvrais mes yeux et je les refermais tout de suite, en espérant la venue de mon prince mais c’était toujours la voix de maman.

On m’avait envoyée dans une crèche, je passais la journée avec les gosses de mon âge, en dormant, en mangeant ou en apprenant des chansons. Mon lit me manquait beaucoup. J’attendais avec impatience le retour à la maison et je courais pour voir si mon prince était à sa place ! Il était toujours là avec son cheval, je respirais profondément en le voyant et j’oubliais tout de suite la fatigue de l’autocar. Car on y était serré comme des sardines et beaucoup d’entre nous vomissaient.

Un jour, on a parlé à la maison d’un oncle que je n’avais jamais vu, qui viendrait nous visiter. Alors, dans ma tête, je me suis tout de suite imaginé que cet oncle serait mon prince. Sur-le-champ, j’ai fait la comparaison avec le prince du lit tenant une épée et un grand cheval blanc avec de longues brides. Porter une épée, aujourd’hui ce n’est pas à la mode, bon je l’accepterai sans épée ! Un cheval, avec notre escalier qui ressemble à celui d’une tour ! C’est impossible ! Et puis, je n’ai jamais vu de chevaux sauf à la télévision. Bon, je l’accepterai aussi sans cheval ; mais j’exige qu’il ait des yeux bleus, des cheveux blonds, des doigts et des lèvres minces, un visage de nymphe. Il était plus beau que la princesse endormie, mon prince : ses cheveux étaient cachés par un béret blanc lui donnait vraiment l’air d’un saint.

J’ai plongé durant cinq jours dans des rêves extraordinaires. Je le voyais souriant, souple comme un papillon, il me parlait sans ouvrir la bouche, on nageait ensemble dans des paradis on s’entendait avec les oiseaux et les poissons, c’était pour moi le pays des merveilles.

C’est un vendredi qu’on a sonné à la porte, j’ai couru tout de suite, et je me suis plantée dans un coin afin qu’il puisse tout de suite me voir. Maman est allée ouvrir la porte : je l’attendais, j’avais peur. Non, ce n’était pas vraiment de la peur, mais une sorte de respect qu’on éprouve en présence d’un évêque ou d’un prêtre, j’ai senti le froid dans tout mon corps, comme la première fois que j’ai visité l’église avec ma mère, je n’entendais plus rien, j’étais heureuse. Mais avec mes quatre ans, ma joie ressemblait à la joie d’un élève qui a bien étudié, bien préparé ses examens, sûr de lui-même, certain de son succès et qui attend malgré cela les résultats. Ressemblera-t-il à l’image ?

Bien sûr, un enfant ne peut jamais avoir de mauvais pressentiments ! Tout brillait devant moi, tout était calme, je commençais à comprendre ce que signifiait être heureuse. Avoir des montagnes de chocolats ? Non.

Des mers de gâteaux ? Non plus. Des forêts de bonbons ? Bien sûr que non. Avoir des armoires pleines de jupes, de chemises, de pantalons, de chaussettes et de souliers ? Non, ce n’est pas encore cela. Pour moi, enfant de quatre ans, être heureuse ce jour-là, c’était d’imaginer un évènement, l’attendre, et quand l’évènement aurait lieu, l’affronter.Le sommet du plaisir consiste dans le fait que l’événement soit bien conforme à ce que l’imagination avait prévu.

Maman a ouvert la porte. Il était grand, en montant le palier sa tête atteignait presque le toit de la mansarde. Il était chauve et il paraissait porter un béret d’un violet mort. Ses cheveux noirs, parsemés de cheveux blancs, cascadaient le long de ses oreilles et touchaient presque le début de sa colonne vertébrale. Sa barbe de moine cachait son cou et lui donnait un déséquilibre physique, d’un côté elle était longue et touffue, de l’autre, touffue et courte. Quelques cheveux avaient poussé pêle-mêle. Je n’ai pas vu ses pommettes, pleines de cheveux, elles mettaient en relief son nez, son front et son crâne chauve. Je n’ai pas pu voir directement ses yeux cachés derrière des lunettes fumées. Il paraissait ne pas avoir des lèvres, ses moustaches descendaient jusqu’à sa longue barbiche et présentaient une boule plate de cheveux montée entre ses joues et ses narines. Sa position sur le palier me le présentait de profil et non de face. Il parlait avec ma mère, je ne l’ai vu de face que lorsque mon père l’eut embrassé. J’ai oublié, tout de suite, les rêves et les imaginations que j’avais faits : Où sont les yeux bleus, la chevelure blonde, les lèvres et les doigts minces de mon prince ? Un béret blanc aurait pu, un tout petit peu, le rapprocher de mes rêves, mas son crâne violet avec sa chevelure et sa barbe ressemblaient à la tête coupée de Jean-Baptiste. Il a enlevé ses lunettes et maman les a prises aussitôt. J’ai cru qu’il allait tout de suite me regarder, mais il a continué sa conversation sur le palier, avec papa !

Il avait des yeux bleu pâles, très pâles et une des orbites était plus grande que l’autre. Sans lunettes, il avait l’air de la statue de Moïse avec la table des lois, de Michel-Ange. Je l’admirais, mais il ne m’a pas regardée du tout, il répondait à mon père avec des mots courts, il faisait des moues qui mettaient en relief son menton, sa lèvre inférieure, et qui donnaient, du moins c’est ce qu’il me semblait, de la valeur à ses réponses. Je méditais les traits de son visage. Aucune ressemblance avec mon prince, au contraire je voyais devant moi le visage du Christ dans les icônes. Mais ce qui me réconciliait malgré toutes les différences, c’était la sérénité de son visage ! Il me parut plus qu’un saint, je sentais qu’il valait plus que mon prince, mais moi je voulais mon prince avec tous ses détails, je réclamais mon saint avec son visage rayonnant, son béret blanc comme la neige qui avait l’air d’un champignon qui vient d’éclore, et avec son cheval doux comme un chocolat mou. Je le voulais à genoux auprès de mon lit, qu’il me réveille enfin ! Et pas un moine, un cheikh, un ayatollah ou un Socrate qui ne parle que du bout des dents et qui, en répondant à ses croyants, ne regarde que le ciel bleu, l’horizon ou le grand créateur.

Il a descendu le palier, a marché le long du mur du petit couloir, a pénétré dans notre petit et modeste salon que papa appelait la marmite, s’est laissé tomber dans le premier fauteuil. Les manifestations et les formalités de la réception continuaient, maman s’était excusée pour aller dans la cuisine afin de mettre les dernières touches au repas que mon oncle avait demandé spécialement. C’est alors qu’en suivant maman des yeux j’ai vu ses mains, car elle est passée tout près de lui et elle a été obligée de déranger l’une d’elles. Ç’a été une nouvelle réconciliation pour moi, il avait de très petites mains comme les miennes. De ma place, malgré que la distance entre lui et moi n’était pas très grande, je n’arrivais pas à distinguer ses doigts, je me disais qu’elles étaient plus petites que les miennes. Il ne ressemblait pas à mon prince, mais voilà un détail qui, en même temps, m’a bouleversée et apaisé mes troubles. Mêmes assis. Il était grand, on aurait pu le découper pour en faire les sept nains, mais hélas, même avec toute sa grandeur, on ne pouvait fabriquer un seul prince.

Ses habits ont attiré mon attention, il était très bien habillé et cela m’a plu. Il portait un polo noir au col ouvert, avec trois boutons. Un liseré jaune suivait le contour du col et le bout des longues manches. Le col ouvert exposait le triangle rouge de sa poitrine qui contrastait superbement avec la forme et les couleurs de sa barbe, et créait une harmonie angélique avec son crâne violet. Cela me rapprochait de lui. Les plis de son pantalon noir étaient très bien repassés et tombaient sur une paire de bottes noires bien cirées. Il avait mis, tout en répondant aux questions de mon père, ses petites mains dans les poches du polo. Sa façon de s’habiller, son attitude et ses traits lui donnaient l’air d’un jeune savant fatigué qui allait recevoir le prix Nobel.

Un grand respect, un respect lourd, s’est établi ce jour-là dans notre maison.

Maman est revenue, m’a visée du regard et m’a incitée a saluer mon oncle. Je ne pouvais m’expliquer ce respect, j’éprouvais une peur sans motif, j’étais en même temps émerveillée, éblouie et stupéfaite. J’avais envie de voler, de fuir, les idées se bousculaient dans ma tête, des vagues chaudes me couvaient et je ne savais plus quoi faire !

De nouveau, je l’ai regardé ses yeux reflétaient une lueur hypnotique. Alors j’ai senti mes lèvres s’élargir, des larmes refluer à mes yeux, une sécheresse mélangée d’un goût amer dans la bouche, une grande lassitude et une profonde fatigue m’envahir. J’ai fait signe à maman de venir à mon secours, je lui ai chuchoté d’une voix faible, oh, si faible et hachée : « j’ai sommeil ». Avant que je ne tombe par terre, elle m’a enveloppée dans ses bras, sa poitrine et son visage, et elle m’a installée dans mon lit. Je suis dans mon lit. Je suis noyée dans une nausée, mais je n’arrive pas à dormir, sa voix retentit dans mes oreilles : «  Laissez-là, ne l’obligez pas, n’insistez pas, je suis le bien-aimé des enfants ». Je revois ses yeux, leur bleu pâle brille maintenant d’une force divine. Je veux dormir, je veux dormir ! Hélas, mon sommeil et ma fatigue se sont enfuis.

Sa voix m’arrive, elle est lourde, claire et lente. Ses paroles me bercent dans le lit, je tente plusieurs fois de me lever, de me ruer vers lui et de m’accrocher à son cou. Mais ses mots provoquent l’effet d’un tranquillisant. Peu à peu, je me sens vaincue par une marée de sommeil. Pour la première fois, je dors sans vouloir que mon prince vienne me réveiller.

On a changé de maison, la nouvelle était quatre fois plus grande que l’ancienne, j’ai eu ma chambre pour moi seule. Je me baladais sur ma bicyclette dans cette nouvelle maison. Une dizaine de mètres séparait la cuisine du balcon. Traversant le salon, et la salle a manger, je passais aussi par ma chambre à côté du salon, avec deux portes : une qui donnait sur la salle à manger et l’autre sur le balcon. Je croyais ainsi faire le tour du monde. Chaque fois que je passais près de mon lit, je revoyais le prince. Mais, peu à peu, le visage de mon oncle a remplacé celui du prince.

Je l’ai rencontré plusieurs fois, mon oncle, dans la rue ou chez des parents, mais toujours je restais, à distance, j’éprouvais le même respect. Je me figurais à la fin que mon oncle représentait le « Papa Noël » des jeunes. Moi, bientôt, j’allais grandir.

Comment nous sommes devenus deux grands amis, deux amoureux, les deux êtres les plus intimes du monde, je ne sais !

Il a décidé de venir vivre chez nous. On lui a acheté un sofa en bois, sans chevet, qu’on a installé dans ma chambre, collé à mon lit. Je pouvais nager sur les deux lits, sauter et trottiner, dormir n’importe comment et n’importe où.

Je m’amusais à fouiller dans sa barbe, à peigner ses cheveux, à chatouiller sa poitrine et à tâter son crâne chauve. Je m’accrochais à son avant-bras et il me balançait sans fatigue. Me jetant enfin sur son cou, j’escaladais sa poitrine, franchissais ses épaules, je me pendais à sa nuque et je fouillais avec mon visage dans ses cheveux. Alors, il se mettait à quatre pattes et on jouait au chameau et au chamelier. Nos cris, nos hurlements enfantins et no rires remplissaient notre grande maison de joie et de paix. J’avais des remords en m’imaginant comment ces jeux se seraient passés dans notre vieille et petite maison. Dommage que sa voix ait eu l’effet d’un tranquillisant. Maman me demandait toujours de ne pas embêter mon oncle. Il l’entendait et répondait que c’était agréable pour lui de jouer avec moi et que j’étais sa copine et qu’entre amis on pouvait s’amuser sans conditions.

Je me couchais tout à côté de lui, je m’endormais tranquillement enterrant ma tête dans sa barbe et sa poitrine, il me reprochait toujours de m’envelopper dans la couverture toute seule et de le laisser comme une statue sur une place publique. Son haleine me réchauffait, me baignait, m’entourait d’une tendresse infinie.

Il se réveillait très tôt. Avec sa voix lyrique, il me récitait des comptines et des chansons qu’il avait composées spécialement pour moi, jusqu’à ce que je me lève.

Beaucoup d’amis le visitaient, tous éprouvaient un grand respect en sa présence, leurs visages traduisaient le plaisir de bavarder avec lui. Il les écoutait pendant une heure ou deux, il ne prononçait durant toute la conversation que quelques phrases. J’étais contente de voir que mon oncle avait beaucoup d’admirateurs, et un peu jalouse. Car durant la conversation, je me jetais de temps en temps sur son cou, le suffoquant de baisers. Il me supportait et me chérissait, ainsi, je prouvais à tous que j’étais sa seule bien-aimée.

Il me consacrait une très grande partie de sont temps, mais quand il s’attardait quelquefois la nuit ou partait deux ou trois jours en voyage, je ne me sentais pas dans mon assiette.

Tous les matins, je lui préparais son café, il s’habillait et, en attendant que ses doigts poussent, je l’aidais à boutonner son pantalon et à enfiler ses bottes. J’étais vraiment fière de faire cela. En tête à tête, on bavardait. On jouait au ballon assis l’un en face de l’autre, à deux mètres de distance. Je lui jetais le ballon, il l’attrapait, et à son tour il me le renvoyait. La plupart du temps, il était adroit, cela m’étonnait parce qu’il n’avait pas de doigts.

Il avait proposé à mon père de m’envoyer suivre des cours de peinture. Je revenais et je lui montrais mes dessins. Il m’encourageait, me félicitait de temps à autre, me donnait les directives nécessaires et efficaces, soit pour le choix des couleurs, soit pour la composition et la clarté des lignes.

J’étais une enfant gâtée, j’assommais papa en lui présentant les listes de mes demandes. Alors pour blaguer mon oncle a composé pour moi une comptine qu’il a chanté sur un air très connu :

« Petite fille de la grande maison
Désire du riz, de la viande de mouton
Ne crois pas que ton père a des millions
Oh ! Petite fille de la grande maison ».

Nous menions une vie heureuse, mon oncle avait coloré notre ambiance familiale. Il nous inventait des plats que maman préparait avec envie, dressait des programmes pour que notre vie soit pleine d’activités, nous intéressait à la littérature, à la musique et à l’art, dirigeait nos sens et nos pensées vers un épanouissement simple et logique, renforçait notre volonté, nous demandait d’être sûrs de nous et de ne compter que sur nous. Il était l’encyclopédie de la maison.

Tout était naturel, jusqu’au jour où quelque chose m’a enlevé cette tranquillité. J’ignore comment cela s’est passé, un torrent de vérité s’est déversé sur moi : je sais maintenant pourquoi. Pour fumer, on enfonçait à l’avant-bras de mon oncle un bracelet en argent d’où partait un bras perpendiculaire. On faisait entrer le bout filtre de la cigarette dans un trou en haut du bras en argent, et on la lui allumait. Maman mettait sa nourriture dans un long verre qu’il portait à sa bouche avec les bouts de ses avant-bras. Mon père m’interdisait de lui allumer la lumière des toilettes puis, se reprenant, arborait un sourire de remords et me parlait de la liste de mes demandes. Mon oncle était maladroit quand je lui jetais le ballon indirectement à droite ou à gauche. C’était moi qui l’arrosais de déodorant, qui lui mettait ses chaussettes. C’était mon père qui lui ajustait son pantalon.

Je sais maintenant et je comprends que les doigts de mon oncle ne pousseront jamais et que ses yeux ne verront plus la lumière. J’ai senti, ce jour-là, une boule d’épines et du sel dans ma gorge. Je n’ai pas pleuré, mais j’ai eu envie de crier à déchirer l’espace, de courir et de ne plus m’arrêter. Il ne pourra jamais voir la couleur de mes yeux, mes cheveux, mes robes, mes rubans, il ne pourra jamais admirer mon trousseau, me voir mariée dans la robe blanche, me voir grandir, m’appeler dans la rue ou du balcon. Mon père m’a expliqué que mon oncle avait perdu ses deux poignets, quelques centimètres des deux avant-bras et la vue, en défendant des petits enfants comme moi contre des voleurs et des assassins.

J’entendais les explications de mon père mais je planais dans un autre monde, je ne savais pas qu’il y avait des voleurs, des assassins, je cherchais quelqu’un et j’ai eu une grande envie de rencontrer Dieu pour discuter avec lui un peu !

Je l’ai enfin mon prince, le prince le plus fort du monde, je suis la seule à avoir un prince qui peut voir sans yeux et caresser sans mains.
4-La bille rouge
Même après une vigtaine d’années, je revoyais la scène. Elle défilait devant moi comme un cauchemar bien clair : seconde après seconde et geste après geste. Dans la prison où je devais purge rune peine de dix ans, elle défiait mes yeux, les ouvrait de force, malgré le sommeil et a fatigue. Les quarante prisonniers, avec qui je vivais, me croyaient pris d’épilepsie. LES uns avaient pitié de moi, les autres avaient peur. Mais tus me respectaient. Et, bien que je sois jeune, mes compagnons m’avaient nommé chef du clan.
La scène ne m’a jamais quitté: j’avais cinq ans et mon frère en avait quatre. Loin du village, on jouait aux billes en attendant l’arrivée de notre mère pour l’aider à bêcher et sarcler notre champ. C’était son tour. A une distance de trios mètres, avec sa bille rouge, il devait viser la mienne. Avec force, il avait lance sa bille en la suivant des yeux. Il avait raté le coup. Avec une moue de regret, il avait respire profondément l’air du bon matin. Il faisait frais. Nous étions arrives au champ à sept heures. Le soleil avait commence à réchauffer la terre et les corps. Les mouches et es insectes tournoyaient inlassablement et quelques gouttes de sueur se préparaient à apparaître sur nos fronts. L’été allait commencer. Pour chercher sa bille, mon frère s’était incliné pour prendre la bille, mais une ombre l’avait enveloppé comme si la nuit était tombée. Il avait levé son angélique et petit visage pour voir un peu ce qui s’était passé. Le propriétaire du champ voisin un costaud de deux mètres, debout, les sourcils froncés, regardait mon frère de travers. Mon frère, devinant la gravité de la situation, lui avait dit: « Excusez-moi, j’ai dû traverser le conduit d’eau et fouler votre champ pur chercher ma bille ». Notre voisin, qui ressemblait à une muraille, lui avait répondu aigrement et dédaigneusement: « fils de pute, espèce de vermisseau, combine de fois je t’ai dit de ne pas toucher à mon terrain!? « Et en finissant sa phrase, de sa grande et lourde main, il ‘avait giflé à le faire tomber par terre. Mon frère, se levant tout doucement, m’apparut subitement comme un homme, un vrai homme, un grand homme. Il avait rassemblé toutes ses forces et craché vers le visage de son adversaire. Il était petit, et sa salive ‘avait atteint que la poitrine du voisin. Et puis, les secondes les plus dures de ma vie, les plus atroces, celles qui aggravaient constamment mon supplice, qui me tourmentaient infiniment, commencèrent: les deux mains du criminel avaient entouré le cou de mon frère et serraient. Elles serraient ! Elles serraient ! Le corps de mon frère était comme la toile d’une araignée qu’on venait de déranger. Puis, tout à coup, le corps avait arête ses vibrations, il avait l’air d’un coquelicot cueilli à la fin du printemps. Il le jeta tout près du conduit d’eau. L’oeil de mon frère é sorti de son orbite. Il fixait la terre rouge, et les mains maudites et pécheresses. Il était mort. Mais la bille rouge, chatouillée par les rayons du soleil, à cinq centimètres de cet oeil mort, reflétait toute une vie.
J’avais couru sans m’en rendre compte, et je frappais avec mes pieds, mes mains et ma tête le corps colossal. Mais à la fin, je me suis retrouvé seul, plein de poussière et de terre, pleurant et geignant.
J’avais couru sans m’en rendre compte, et e frappais avec mes pieds, mes mains et ma tête le corps colossal. Mais à la fin, je me suis retrouvé seul, plein de poussière et de terre, pleurant et geignant.
Les cris de ma mère m’avaient réveillé. Elle était tout près de son petit. Elle avait déchiré sa robe et dénoué ses cheveux. Elle se frappait le visage avec les deux mains. Donc elle savait que son fils était mort.
Elle ne pleurait pas. Mais elle hurlait comme une louve. Je n’osais pas approcher d’elle. Pour la première fois, elle me faisait peur. Et tout à coup, elle s’était tournée vers moi. Elle m’avait regardé, fixement, sans parler, pendant que je lui racontais toute l’histoire. Elle avait levé son visage vers le soleil et ses deux mains vers le ciel bleu et elle avait recommencé à hurler d’une voix continue. Un jour, en nous servant le pauvre déjeuner à la prison, le gendarme nous avait annoncé que Madame Germanos, la femme du commissaire français, allait nous visiter. Le repas était chaud.
Ma mère m’a dit: « Prépare-toi, ton type est là ! On m’a dit qu’il est venu un nouveau mariage ». Ce jour-là, je n’ai pas mangé et même j’ai refusé de boire. Nous étions assis, ma mère et moi, face. On se regardait de temps à autre. Quelque chose bouillait dans chacun de nous. Et subitement, ma mère s’était levée, elle avait ouvert un placard puis elle avait ouvert un placard puis elle s’est tournée furtivement vers moi en me tendant un 95 presque neuf en me disant: « C’est ce que ton père m’a laissé. Il faut laver la honte de la famille. Prends-le et vas-y. Ne reviens pas sans que la terre ait bu de son sang! »
Le fusil dans mes mains, je me suis souvenu de la bêche avec laquelle on avait creusé le tombeau de mon frère. Elle et moi, nous l’avons enterré au milieu de notre champ. La pauvreté nous couvrait. Notre petit village nageait dans la misère. Et qui allait s’intéresser à un enfant de moins, mort, ou à un enfant de plus, né dans le village? On ne savait à qui se plaindre. Surtout que le commissariat français était à deux cents kilomètres du village. De plus, ma mère me disait toujours: « Le sang ne peut être lavé que par le sang. » Elle m’avait raconté aussi que l’auteur du crime de mon frère lui avait proposé de l’épouser. Mais elle avait refusé parce qu’elle savait d’avance que l’homme voulait notre champ et qu’elle ne serait qu’une esclave chez lui. Il lui avait encore proposé de ‘acheter, alors qu’elle m’avait longuement appris que la terre c’est l’homme.
On s’était mis à nettoyer la prison pour la réception de Mme Germanos. J’étais installé sur mon matelas de paille et je fumais. Le chef de clan ne tavaille jamais. Il donne seulement des ordres. Personne ne m’avait visité dans la prison. Et ma mère, je ne savais pas ce qu’elle était devenue! Il y avait six ans que je l’avais vus. Et je n’avais pas de parents.
L’un des prisonniers frottait avec effort le dessin d’un cheval en essayant de l’effacer du mur. Ce cheval m’était très cher parce qu’il ressemblait au mine. Cette nuit, quand il m’a vu porter le fusil, il a henni lugubrement. Les animaux sont quelquefois plus intelligents que nous. Il a senti l’odeur de la mort. Il a pressenti la vengeance. A cheval, j’ai suivi mon homme. A pied, il s’était dirigé vers un village voisin situé à six kilomètres du nôtre. La nuit était belle, Claire et sereine. A mi-chemin, je me suis approché de lui, et il s’est retourné en entendant le galop. J’ai ralenti, je suis descendu de mon cheval entêté qui tirait sur sa lanière, me voulant sur son dos. J’ai ouvert mon abaya (1), ‘ai fait apparaître mon fusil et j’ai crié: »Hé toi ! Je suis venu pour toi ». Et avant qu’il ait pu tirer son revolver de sa ceinture, mon fusil crachait les balles qui perçaient et déchiraient sa poitrine. Mon cheval hennissait victorieusement et remplissait ses poumons de l’odeur de poudre. Avec sa langue, il léchait mon Oreille et ma joue et il versait sa chaude haleine sur mon cou.
Au-dessous de mon regard, il a rendu son dernier soupir. J’ai craché sur son visage et j’ai tiré mon poignard pour lui arracher les yeux, mais il était déjà mort. Je suis revenue à la maison et, en offrant le fusil à ma mère, je lui ai dit « C’est fait ». Alors, sans dire un mot, elle a enlevé sa robe noire qu’elle portrait depuis longtemps, et elle s’est habillée d’une robe bleu foncé. Et pour la première fois elle m’a présenté un dîner chaud.
Le lendemain, la nouvelle était publiée. Un patrouille de gendarmes français était arrivée au village. C’était un riche qui avait été tué et non un pauvre! On a fouillé les quelques maisons du village. On a interrogé les gens. Mais la grande misère, la pauvreté dégradante, et les maladies qui régnaient dans le village, avaient éloigné tout soupçon.
La prison était propre comme les ongles d’un petit enfant. On m’avait alloué la meilleure place, le coin au-dessus de la fenêtre. Il y avait plusieurs
(1)Ample vêtement d’été porté par les nomades.
Années qu’on n’avait pas vu de femmes! Un gendarme a ouvert la grille. Elle est entrée en jetant un regard de pitié sur nous. Le gendarme avait ordonné d’un ton hostile: »Levez-vous ». Mais avant qu’on ait pu exécuter l’ordre, d’un doux signe de la main, elle nous a fait comprendre de rester assis ou couché.
Madame Germanos ne ressemblait pas du tout à ns femmes. Blonde, elle portrait une jupe rouge dépassant ses genoux d’un empan et une chemise blanche à manches courtes. Se cheveux étaient tires en arrière par un ruban rouge aussi. Grande et mince, son visage calme rayonnait d’une façon magique. Le « gendarme interprète » traduisait es réponses à Madame Germanos et les questions aux prisonniers. Elle l’écoutait mais elle avait fixé ses yeux sur moi. Son calme et doux regard me parlait, me disait que cette visite m’était uniquement consacrée. Il me semblait que e a connaissais depuis des siècles. Sa voix légère et son parfum m’avaient transporté dans un autre monde plein de quiétude. Même après a vengeance de mon frère, beaucoup de troubles m’avaient agité. Mais devant elle, j’éprouvais un calme, une paix dont j’ai toujours eu besoin. Etait-ce le génie des prisons? Quelque chose de bizarre, d’extraordinaire, de surnaturel m’a fait penser à cette jeune fille que j’avais sauvée de la mort mais qui m’en avait fait prendre pour dix ans. Cette année-là, la moisson était abondante. J’avais décidé de me marier. Je faisais les veux doux à une jeune fille qui habitait à trois kilomètres de notre maison. J’allais à sa rencontre. La nuit était venue et sa fraîcheur m’animait. J’ai pris la route d’un vallon. Je marchais doucement en méditant la beauté de la nature. Les cris d’une femme m’ont enlevé à ce plaisir divin. « Il veut m’égorger, sauvez-moi! I veut m’égorger, sauvez-moi! « J’ai suivi la voix et derrière a haie j’ai trouvé une jeune file par terre et un jeune homme la tirant par les cheveux. « Laisse-la » lui ai-je dit.
–Occupe-toi de tes affaires, c’est ma soeur et je suis libre de faire ce que je veux d’elle.
–Pourquoi tu veux la tuer?
-J’ai promis à un ami de lui vendre notre terrain et elle refuse de signer ».
En entendant ces mots, je ne sais pas ce qui m’a pris. Mon poignard avait déjà creusé dans son coeur. La jeune fille hurlait de peur et de joie en même temps. Moi, je suis resté ahuri, pétrifié mais satisfait. Je n’ai pas bougé. Voilà qu’on venait . Je me suis caché dans une grotte pendant quelques heures. Puis je suis allé me réfugier dans une tribu de nomades. Sur la route, J’ai lavé mon poignard dans un bras de l’Euphrate. En arrivant devant la tente du cheikh de la tribu, je lui ai remis mon arme. C’était la seule que portais. On m’a accueilli avec une grande hospitalité. Mais à la fin du troisième jour, en me rendant le poignard, le cheikh m’a dit en me regardant ignoblement: « Ton poignard est tacheté de sang, et c’est du sang humain ». Le chien, le lâche, il m’avait dénoncé.
Le gendarme m’a interpellé. Madame Germanos voulait bavarder avec moi. Je l’ai cherchée du regard. Je ne l’ai pas vue. Mais devant moi une boule de lumière a rayonné divinement. Je me suis précipité et je me suis mis à genoux devant elle, comme pour prier. En touchant mon épaule de sa main, elle m’a fait comprendre que je pouvais me lever. Je suis resté à genoux mais j’ai levé mon torse. J’arrive maintenant à distinguer son visage au milieu de cette grande illumination. Sa main enore posée sur mon épaule, e lui ai demandé: « Transférez-moi dans la prison de mon village ». Je voyais dans ses yeux les yeux de mon petit frère. Elle m’enveloppait de ce calme divin et elle discutait avec l’interprète qui u expliquait que c’était honteux d’être prisonnier loin de sa terre.
Mes amis se moquaient de moi. Se mettre à genoux devant une femme! Quelle honte! Les imbéciles, ils ne comprenaient pas que je ne voyais pas une femme, c’était autre chose, difficile à expliquer. Je me suis tu en sirotant mon bonheur.
Dans l’après-midi, e me préparais, Madame Germanos me transporter elle-même dans sa voiture. Dans notre village, i n’y avait qu’une petite prison de transit. Mais, le commissaire avait accepté.
La voiture roulait sur la non asphaltée. J’étais assis près d’elle. Les champs se vantaient de leurs épis de blé gonflés, caressés par le vent humide de l’Euphrate. On avait parcouru à peine deux kilomètres que e demandais au chauffeur de s’arrêter et de revenir à la prison. J’avais oublié quelque chose.
AU retour, ma main était fermée et elle tremblait.
Je n’arrivais pas à la calmer. Madame Germanos s’était tournée vers moi, les larmes aux yeux. Elle s’était inclinée un peu. Elle avait tendu ses mains et elle avait pris la mienne. Tout de suite, ma main avait cessé de trembler et elle s’est ouverte sur la bille rouge de mon frère.
5- Maxima culpa
Eh bien monsieur le professeur, je vous ai dit que je ne savais ni lire ni écrire. On refusait d’apprendre le turc et c’était interdit de nous enseigner l’arabe. On vivait au « Sandjak ».
(1) oh, le « Sandjak », vous, vous ne le connaissez pas. C’est le meilleur coin du monde.
« Oum Ibrahim » a humecté sa lèvre inférieure pendant. Elle a pris une grande bouffée de fumée de sa cigarette. Elle l’a avalée avec satisfaction remplissant profondément ses poumons.Et en l’expirant tout doucement, elle a siroté son café.
Que la volonté de Dieu soit faite. On menait une vie heureuse. Imaginez que deux pommes pesaient un kilo. Le jus d’une seule orange remplissait un verre. Je ne crois pas qu’il y ait des citrons, dans les quatre parties du monde, pareils à ceux du « Sandjak ». Grands et durs, comme le sien d’une jeune fille, jaunes comme la cire, lisses comme le ventre d’un chat. Rien qu’à les toucher, une huile d’un parfum agréable remplissait vos mains.
« Oum Ibrahim » était quasi aveugle. Elle ne pleurait pas. Mais des larmes claires et gluantes s’accumulaient, couvraient ses yeux, que ne cillaient presque pas, d’un voile étincelant. Et comme elle avait aussi le paupières inférieures pendantes, on sentait que ce voile allait tomber d’un moment à l’autre.
Les turcs ont envahi notre village. J’avais quatorze ans. C’était le printemps. Un printemps doux, calme, parfumé! Je n’oublierai jamais ce jour. J’étais seule. J’ai ouvert toutes les fenêtres. L’air remplissait la maison. Le soleil réchauffait les murs.
De profondes rides naissaient du coin de ses yeux, s’allongeaient sur ses tempes,dessinaient deux hippocampes. « Oum Ibrahim » avait perdu toutes ses dents. Elle n’arrêtait pas de fumer. Des traces de nicotine maquillaient ses yeux, ses lèvres. Elle grattait constamment son cou qui devenait de plus en plus rouge.
Que la volonté du Seigneur soit faite. Ce jour-là, j’ai essayé de me défendre contre le premier soldat turc. Mais finalement, il a pris, il a fait ce qu’il a voulu… Je savais compter seulement jusqu’à trente-neuf. Et puis après j’ai perdu conscience. J’étais jeune et elle!
Elle a savouré lentement le marc de son café qu’elle avait retenu avec soin entre ses lèvres. Elle a respiré profondément en agitant doucement sa tête. Elle a chassé les mouches collantes qui se posaient sans cesse sur le coin de ses lèvres et de ses yeux.
J’ai commis une grande erreur dans ma vie, monsieur le professeur. Ah, j’étais en train de vous raconter. Ma mère est rentrée à la tombée de la nuit. Elle n’avait plus ses bijoux sur elle. Elle les avait donnés à un turc pour qu’il la tue. Mais le sauvage, le monstre, il a refusé… Et seules, toutes les deux, nous nous sommes mises à pleurer. A minuit, on s’est dirigé vers Alep. Les turcs qui fourmillaient dans notre village, pendant la journée, avaient disparu. Et tout cas, on n’avait plus rien à perdre maintenant! On a pris avec nous ce qu’on pouvait porter. En chemin, nous avons rencontré deux filles, L’une, âgée de dix ans, boitait. L’autre, âgée de trois, avait le bras grièvement cassé. Ma mère leur a demandé gentiment:
-D’où venez-vous?
-du trou.
-D’où?
-De la fosse où ils ont jeté es morts et les blessés.
-Vous êtes des soers?
-Nous sommes deux vivantes!
On avait décidé de se reposer quand une vieille femme, portant un bébé, est arrivée. La peur, l’angoisse, ‘inquiétude remplissaient ses yeux. Tout uniment, elle a commencé à parler: « Ils ont massacré mon mari, mes sept enfants devant moi. Ils les ont égorgés comme on égorge des moutons. « Puis elle s’est adressée à ma mère:
-Et toi, on n’a pas égorgé ton mari?
-Non, il et mort l’année dernière.
-Je t’envie!
-ET le bébé qui dort contre ta poitrine?
-Je l’ai ramassé dans un champ. Il est à moi maintenant. C’est le mien!
« Oum Ibrahim » a roulé une cigarette. Elle l’a emprisonnée entre ses doigts. Elle regardait au loin, avait de penser, souriait calmement. Le nœud de rides, au milieu de son front, s’est épanoui, s’est étalé.
J’ai comme une grande erreur dans ma vie, mais que la volonté du tout-puissant soit faite. Je voulais voir le général Gouraud.
C’était difficile pourtant i fallait que je le rencontre. Toutes les jeunes filles se moquaient de moi, me disaient que les hommes sont nés pour la guerre, que je ne devais pas m’inquiéter. Cependant, moi, j’insistais. Qui, j’insistais, monsieur le professeur! Eh bien, que voulez-vous, perdre un mari après tout ce qui c’était passé avec moi au « Sandjak »?! Non, jamais, jamais au grand jamais! Ecoutez, parmi toutes les jeunes filles qui grouillaient dans le village, il m’a choisie. Il m’aimait. Il vivait seul. Alors qu’on allait se marier. Le général Gouraud a appelé les jeunes hommes pour servi avec les troupes françaises! J’ai pris la route de la ville de très bon matin. Il faut battre le fer quand il est chaud, monsieur le professeur.Je suis arrivée à l’état-major des français à midi. Sur les escaliers, derrière les fenêtres, au-dessus des toits, sur la pace, il y avait plein de monde: des soldats, des gendarmes, et même des chevaux. Je me suis approchée d’un capitaine. Il avait quelques galons de plus que les autres. Je n’avais pas peur. Ils étaient tous beaux, propres, bien habillés. Je lui ai dit: « Le général. » Il a souri gentiment et il m’a donné un paquet de cigarettes. Je lui ai répété en élevant un tout petit peu la voix: « Gouraud, le général Gouraud. » Alors, il m’a offert de l’argent. Toutes les jeunes filles s’étaient réunies à l’entrée du village. Elles m’attendaient en riant et en blaguant. Moi, je leur ai montré les cigarettes, la monnaie sans aucune explication.
« Oum Ibrahim » portait toujours une longue robe noire qui laissait paraître une partie de son cou, sa tête et les doigts de ses mains. Le dos courbé, elle était constamment assise les jambes croisées, sur un vieux tapis, à la même place. C’était son coin. Elle époussetait sans cesse sa robe avec ses vieilles mains.
Je n’ai pas capitulé et je n’ai pas perdu courage. Mon fiancé m’avait donné la bague des fiançailles et je ne devais pas le perdre. Cette fois, j’ai avancé avec une bande de gosses infirmes handicapés, en guenilles. On répétait tous d’une seule voix: « Gouraud, Gouraud, Gouraud… » on avait parcouru seulement quelques mètres et voilà qu’une troupe de cavaliers nous a encerclés, en essayant de nous éloigner de la place. Les petits étaient contents de se voir appréciés.Ils saluaient les cavaliers français avec joie, s’efforçaient de camer leurs chevaux. Plusieurs soldats sont arrivés ensuite en courant… Les petits et moi aussi allions succomber sous le poids des cadeaux. Un gars boiteux n’arrêtait pas de sautiller autour de moi, comme un chevreau nouveau né, et me demandait si l’on recommencerait la manifestation. On a distribué de la farine, du sucre, du thé, du chocolat… à toutes les familles de notre quartier. Pour me remercier, une vieille femme m’a dit d’un ton malin:  » Mais, tu t’entends bien avec les français, toi!  » La pute, a mégère, que Dieu lui pardonne. Mais hélas, cette fois encore, je n’ai pas rencontré Gouraud!
Plus elle parlait, plus les rides, creusées sur son visage, prenaient des formes différentes. Et maintenant, rassemblées, comme une toile d’araignée, ces rides paraissaient soutenir toutes les parties de son visage de peur qu’il ne se disloque.
Cette nuit-là, e n’ai pas dormi. J’ai mis ma plus jolie robe. Une longue robe blanche. J’ai fixé une grande rose épanouie sur ma poitrine. C’était le printemps mais il cifférait de ce printemps maudit que j’avais vécu, quatre ans avant, au « Sandjak ». Mes cheveux flottaient librement sur mes épaules. Je me suis regardée dans e miroir. Je ressemblais à une mariée un peu fatiguée. Sur la place, je marchais le plus lentement possible. Des groupes de soldats s’écartaient, me laissaient passer entre eux, me regardaient silencieusement avec des visages pleins de stupéfaction. Cette fois ci j’entendais mon ceour battre, j’avais peur parce qu’on m’observait, on m’admirait! J’allais franchir, sans aucune difficulté, le poste de la sentinelle quand j’ai entendu des voix chuchoter avec une crainte respectueuse: « Le général, le général. » Je me suis précipitée à sa rencontre mais des gendarmes m’ont entourée. Alors j’ai crié à tue tête: »Gouraud, fils du boulanger, je suis là. Gouraud, fils du boulanger, je suis là. » « Laissez-la. » « A-t-il ordonné avec un accent dur et ferme .A propos! Quelqu’un m’avait raconté que le généra se vantait d’être le fis d’un boulanger. Alors j’ai couru vers lui, je me suis inclinée et j’ai cherché sa main pour la lui embrasser. Là, monsieur le professeur, je n’ai pas trouvé de main, mais une manche pliée attachée par une épingle double. Je me rappelle très bien de ça! Durant toute ma vie je n’ai pas pu oublier cette scène. Et aussitôt, je lui ai vidé mon ceour. J’ai essayé de ne rien oublier. Je lui ai tout raconté, tout! Et lui, tantôt gai, tantôt triste, Il fronçait les sourcils, il pinçait les lèvres il baissait le front. En vérité monsieur le professeur, je lui parlais avec courage. Je n’avais plus peur. Je me croyais devant mon père. « Et jusqu’à combien notre belle et jeune mariée sait-elle compter aujourd’hui? « m’a-t-il demandé. Moi, j’ai baissé a tête et j’ai rougi jusqu’au blanc des veux. Les soldats ont éclaté de rire mais leur a jeté un regard perçant qui a immédiatement imposé le silence! J’ai donné le nom et l’adresse de mon futur mari à l’interprète qui m’a assuré que mon homme serait exempté de service.
Je me hâtais pour arriver au village, pour rencontrer toutes les jaunes filles. Le soleil, au fond de l’ouest, s’apprêtait à se coucher. A l’entrée du village, i n’y avait personne! Pas une seule! Mais où est-ce qu’elles ont disparu? Je reviens victorieuse! Venez que je vous raconte! Je pénétrais, peu à peu, dans les rues du village et tout le monde se sauvait en me voyant. Personne ne voulait me rencontrer! Me féliciter au moins! Mais pourquoi? Pourquoi?
Le soleil s’était complètement caché derrière les montagnes.Il faisait déjà nuit. J’ai pensé: « Pourquoi n’irais-je pas annoncer la bonne nouvelle à mon fiancé? « Je suis arrivé devant sa maison en haletant. A ses feuêtres, les rideaux blancs étaient remplacés par de rideaux noirs. Aie, grande erreur que j’avais commise!
Je ne pouvais plus respirer. Et l’une après l’autre, des vieilles femmes habillées en noir aussi, me croisaient.Elles portaient des bougies dont la flamme jetait un faible rai de lumière sur ma robe blanche. Elles glissaient, en priant, dans cette maison où n’ai jamais osé entrer.
6- Médecins sur le faire-part
C’était une de ces maison bâtie après la deuxième guerre mondiale. Des murs très épais, des fenêtres serrées lui donnaient un air impressionnant. Elle se tenait fièrement en face du jardin public, dans un quartier isolé et calme. Tous les dimanches, en passant près d’elle, on éprouvait une sorte de respect et d’humilité. Chaque semaine, de loin, appuyé sur le muret du jardin, la désignant de la main, Papa disait à voix basse: « Voilà la maison de Carlos ». Et on filait tous. On se sauvait à toute vitesse, comme si cette maison de Carlos était un fantôme qui nous poursuivait et nous poussait à nous réfugier précipitamment sous les ombres des grands sapins.
Depuis toujours j’avais envie de visiter cette maison, d’y pénétrer et même de la conquérir. Ces riches, comment vivent-ils? Comment sont leurs meubles? Pourquoi nous parlent-ils rarement et du bout du nez? Je brûlais de le savoir!
L’occasion s’est présentée. Le cousin de Papa, Carlos, est mort.
Maman et tante Jacqueline se préparaient aux funérailles. Elles avaient accepté que je vienne avec elles. Je leur avais promis de m’occuper à jouer dans le jardin.
Pour la première fois, courageusement mais fébrilement, je montais les marches de l’escalier de la maison de Carlos. La porte était ouverte. J’entendais les battements de mon cœur. Je ne sais pas comment j’ai pu glisser tout doucement dans la pièce. Je me suis assis sur le plancher, juste derrière la chaise de tante Jacqueline.
Des femmes et des femmes. Habillées en noir, assises sur des chaises, plongées dans de grands fauteuils, quelques unes le chapelet aux mains priaient, d’autres dormaient et ronflaient doucement. Une très faible lumière éclairait la chambre. Toutes les dix minutes environ, un groupe s’en allait, aussitôt remplacé par de nouvelles venues, drapées de noir elles aussi. On se quittait sans au revoir, on se revoyait sans bonjour.
La tête de Carlos, jetée sur un épais oreiller, gisait droit devant moi. Tout son corps était empaqueté dans un linceul blanc qui s’arrêtait à la naissance de son cou. Sa bouche était ouverte, prête à recevoir n’importe quoi. On pouvait remarquer quelques dents couvertes de nicotine. Il avalait quatre paquets d’ « L.M. » par jour, de quoi nourrir une famille pendant une semaine! Ma grand-mère,la pauvre, de tout l’alphabet français, ne connaissait que les deux premières lettres. Elle se vantait de son neveu fumeur d’ « A.B. » Les faibles rayons du soleil passaient par les vitres des fenêtres étroites. Il venaient se perdre sur son crâne noirci et chauve. Un rayon avait versé dans sa bouche et paraissait vouloir enlever quelque chose. Ses yeux étaient cachés derrière des lunettes noires.
Tante Jacqueline reprochait à Antoinette, la femme de Carlos, d’avoir commis une faute impardonnable, avec le faire-part du décès.Cette dernière dont le corps se composait de trois boules l’une sur l’autre, répondit enexhalant la fumée de sa cigarette:
-Au fait, Jacquotte, comment vont tes gendres?
-Lequel?
-Le premier, l’époux de ta fille médecin.
-On est en train de divorcer.
-Après deux enfants, mais pourquoi?
-Ce n’est pas un homme, et en pus il n’est pas digne de ma fille.
-Ah! Allez raconte-moi.
– Ecoute Toinette, avant, je ne pouvais rien dire. J’allais suffoquer. Mais maintenant la coupe a débordé. Ecoute, tu sais ce qu’il lui a offert le jour de leurs fiançailles?
-Non.
-Une poule avec ses poussins autour.
-En or, bien sûr.
-Eh chocolat, Toinette, en cho-co-lat, oui en chocolat.Et c’est nous qui avons offert les bagues.
-Incroyable!
-Je ne peux plus me taire. On a beaucoup discuté. On s’est dit qu’il allait s’améliorer. On les a maries. Et c’est sa mere qui a dressé la liste de la dot: un cabinet, une maison et un kilo d’or. On a capitulé. Mais, écoute Toinette: ma fille est-elle borgne? Est-ce qu’elle boîte? Est-ce qu’elle est paralysée? Attends, puisqu’on parle des cadeaux, tu sais, après le mariage il y a toujours des événements et des fêtes. Alors il fait des cadeaux à ses parents, mais à nous!?
Et là Toinette:
-Du chocolat, bien sûr.
Jeanne d’arc, une superbe blonde de la famille, soudain a pénétré dans la pièce. Son rouge à lèvres rutilant. Elle est venue s’asseoir tout près de Toinette. Elle a allumé une cigarette a soufflé la fumée vers un groupe de vieilles qui n’ont pu cacher leur stupéfaction: « Du rouge à lèvres. Oh! Quelle honte, quel scandale! « Puis elle a articulé: « Quand est-ce qu’il est mort?
-Je ne sais pas. D’habitude il se réveille à six heures du matin. On a appelé le médecin. Il nous a dit que c’était fini » a répondu Toinette.
-Il t’a fait ses « adieux » avant de mourir?
– Qu’est-ce que tu me chantes là, toi? Voilà dix ans que Carlos dort près de moi comme un morceau de bois.
Et les lèvres de Jeanne d’Arc et de tante Jacqueline ont dessiné des sourires de satisfaction.
Une femme avait allumé une vingtaine de bougies autour du lit de Carlos. Il faisait chaud. J’allais filer jouer au jardin public quand Toinette a demandé à tante Jacqueline:
-quand est-ce que vous allez divorcer?
– Le plus vite possible. Ecoute, ma fille m’a raconté qu’à leur première nuit de noces, après avoir fait ce qu’il faut en quelques secondes, il l’a envoyée dormir seule. Il ne l’a même pas embrassée.
– Pas possible!
-oui, et en plus, ça fait six ans qu’ils sont mariés et il couche avec elle seulement tous les deux ou trois mois.
-Mais, ce n’est pas un homme.
-Mais, est-ce qu’un homme compte les tranches de mortadelle et reproche à sa femme d’avoir mangé plus que lui? Est-ce qu’un homme défend à sa femme de boire du café parce qu’il a peur pour ses nerfs?
-Tu exagères, Jacquotte.
-Il se permet de manger beaucoup parce qu’il est grand et qu’il a besoind’énergie. Il interdit à ma fille de goûter aux sucreries, aux chocolats, aux gâteaux et aux confitures, elle est si petite! La pauvre, elle venait chaque jour chez moi se bourrer de sec et de frais. Dis-moi, Toinette, est-ce un homme, celui-là?
-Et quoi encore?
Tante Jacqueline a poussé sa voisine de l’épaule, lui faisant signe de regarder.
Alexandra, Agapie, Guita et berthe, les sœurs du défunt Carlos, quatre vieilles filles dans la soixantaine, sont entrées dans la pièce en pleurant silencieusement.
Alors Toinette s’est mise à pleurer éperdument, à trembler, à se frapper les joues, à se tirer les cheveux. Puis elle est tombée sur tante Jacqueline dans une crise de nerfs. La tante lui a pincé le dos: « ça suffit de jouer la douleur, lève-toi ».
Les quatre sœurs entouraient le lit de leur frère comme quatre bourreaux. L’une d’elles a déclaré tout uniment: « De toute sa vie, il n’a pas connu un seul jour de bonheur avec sa femme ». Les autres ont approuvé par des signes de tête et des moues de regret. Alors Jeanne d’Arc s’est retournée vers elles: « Mais qu’est-ce que vous connaissez du bonheur, vous? Pouvez-vous m’expliquer comment votre frère Carlos a fait huit enfants?
Toinette continuait à pleurer comme une source avec des hoquets et des sanglots. Tante Jacqueline a interrompu sa en murmurant:
-Toinette, tous les matins, à huit heures, ma fille part de chez elle pour aller à son cabinet. Sa belle- mère, qui a la clef de la maison, arrive juste après son départ pour inspecter et contrôler l’ordre et la propreté.
-Elle a une clef?
-Oui, et quand elle voit traîner une tasse de café ou verre d’eau, elle se met à crier.
Elle rameute les voisins et s’attaque violemment à ma fille.
Et tu sais ce qu’elle a fait?
-Quoi?
-Elle a accroché sa photo, une grande photo, en face de leur lit.
Toinette s’est retenue de rire:
-Comment? Je ne comprends pas? Qu’est-ce qu’elle fabrique, ta fille?
-Attends, ce n’est pas tout, Toinette! En six ans, avec tout ce qu’elle gagne, elle n’a pas réussi à s’acheter la moindre robe. Il l’habille avec des vêtements de ses souers.
-Oh, c’est trop, Jacquotte. C’est trop!
Il ne restait plus qu’un tout petit bout de chaque bougie, quand Antoine, le seul frère de Carlos, un vieux garçon lui aussi, est dans la chambre.Il semblait très fatigué, l’air d’un vieux garçon modèle: un ventre avancé, de lèvres épaisses et molles, de très larges sourcils touffus, un long nez rugueux, un visage pâle reflétant la stupidité. Timidement, il relevait les yeux, admirait les lèvres de la blonde qui lui souriait malicieusement. Elle changeait la position de ses jambes. Elle ajustait sa jupe sur ses genoux. Et e pauvre haletait, toussai en posant son regard sur les genoux blancs soulignées par la jupe noire.
A nouveau, tante Jacqueline a poussé Toinette:
-Tu vois ce que je vois?
-Oui, laisse-moi, il l’aime toujours. Il a demandé sa main. Mais comme Jeanne d’Arc n’est pas d’une famille riche, ma belle-mère a refusé!
-Mais toi aussi, tu es sans racines.
– Eh, Jacquotte, ton gendre, continue.
-Il veut tout, absolument tout. Tous le jours, il téléphone à la secrétaire pour savoir combien de malades sont passés à son cabinet. Puis, le soir il lui prend son argent jusqu’au dernier piastre!
-Et ton deuxième gendre?
-C’est vrai. Il n’est pas beau du tout. Il ‘est pas ingénieur comme le premier. Ce n’est qu’un simple employé, mais ils ont fait trois enfants en trois as.
Et lui, il en veut encore. Il fait la vaisselle et les après-midi il s’amuse à inventer des gâteaux.
-Et ta troisième fille?
-Elle est fiancée à u ingénieur. Je n’y peux rien. Ils s’aiment depuis le premier jour à l’université.
Il e restait plus qu’une bougie dont la flamme vacillait, agonisait.
On entendait le tintement lugubre de la cloche du corbillard. Quatre croquemorts, ensevelis dans des soutanes noires, portant un cercueil couleur de noix, attendaient à l’entrée de a pièce.
U prêtre, grand et gros, récitait des prières à tout vitesse devant le lit de Carlos.
On ne comprenait rien. Il a ralenti et a crié le début d’un Pater Noster, en jetant des regards en coin sur les jambes de Jeanne d’Arc.
Une atmosphère sinistre, étouffante avait envahi la chambre.
Les visages avaient cet air d’adieu désespéré. Les chaises en désordre traduisaient la peur et l’anxiété qui remplissaient les cœurs.
« Carlos, salue mon père. Carlos, salue ma sœur, mon frère, ma mère… »criaient des femmes en pleurant et geignant. Les croque-morts avançaient vers le lit de Carlos. Toinette, debout près de tante Jacqueline a chuchoté:
-Jacquotte, mais quand même c’est toi qui l’as élevée, ta fille médecin. C’est toi qui lui as choisi son mari. C’est toi qui l’as convaincue de l’accepter.
-Eh, Toinette, comme tu es maligne! Tu m’as fait perdre mes idées. Tu as détourné la conversation. Tu m’as fait oublier le faire-part du décès.
-Oui, je sais à quoi tu fais allusion… C’est vrai que Carlos m’a enlevée d’un bordel pour m’épouser… Il m’adorait… Je sais que mes deux fils font la vaisselle dans les restaurants français pour gagner leur vie… Ils ont arrêté leurs études…Mais Carlos rêvait de voir revenir deux beaux médecins… j’ai réalisé son faire-part de décès.